Editorial : CHABROL ET SES NUITS
C’est un personnage haut en couleur qui a disparu le 12 septembre dernier à l’âge
de 80 ans. Avec plus de cinquante films à son actif, Claude CHABROL était considéré comme
le plus épicurien des réalisateurs français. D’aucuns allaient jusqu’à le
soupçonner d’organiser ses tournages exclusivement sur des terres rassasiantes où le vin
enchante la vie. L’intéressé ne démentait pas. Cet homme qui ne savait envisager
la vie sans les plaisirs toujours renouvelés de la table portait un regard infiniment suspect sur ses
confrères buveurs d’eau. Chez CHABROL savoir manger et boire ne tenait pas de la politesse ou
de la coquetterie de la vie, mais était davantage un signe de civilisation.
Evocation par l’intéressé d’un souvenir de dégustation MES
NUITS ST GEORGES 1945 :
« Mon ami Girardot, antiquaire en vins, comme d’autres sont spécialistes
en meubles Louis XVI, m’avait procuré trois Nuits St Georges de cette année mythique où la
France s’est libérée du joug allemand. Cet automne-là, la nature était de
la partie pour produire un millésime d’exception, tant dans le Bordelais qu’en Bourgogne.
Faibles rendements à l’hectare accompagnés d’un bel ensoleillement : 1945 produisit
de petits raisins croquants et très concentrés.
La première bouteille qu’il me fut donné d’ouvrir nous procura un plaisir
immense, tout en douceur et en rondeur alcoolique. Le vin avait remarquablement vieilli et résonnait
encore du chant de la victoire. Nous le bûmes avec délectation et, reconnaissons-le, avec un certain
cérémonial.
Fort de ce moment d’éternité, j’ai souhaité renouveler la part
de magie qui avait illuminé la première dégustation de ce 1945. Et là, la déception
fut totale. La débâcle ! Le vin avait perdu toute sa substance et n’était plus
qu’une infâme piquette. Ce soir-là, nous dûmes nous rabattre sur un bourgogne qui
ne relevait pas du musée des antiquités.
Restait donc la troisième bouteille ! Dans la famille Chabrol, les prétextes
ne manquent pas. Je choisis l’anniversaire de ma fille en prévenant les convives qu’il fallait
s’attendre au pire comme au meilleur. D’emblée, le bouchon offrit la résistance que
j’espérais. Et, dès la première gorgée, je sus que le miracle de la première
bouteille serait transcendé. Robe superbe. Une suavité parfaite. Un pur moment de bonheur qui
se fondait généreusement dans le palais en excitant mes papilles. Et, dans ma tête, défilaient
des images en noir et blanc. L’ivresse de la Libération ressuscitée… ».
Jean-Paul (Extraits du livre « A boire sur paroles »)